Le marché obligataire européen résiste, mais pour combien de temps ? Marc Touati, conseiller économique chez eToro, nous livre son analyse sur la dette française, les risques de dégradation de la note souveraine et les conséquences d’une possible crise obligataire. La France peut-elle encore éviter un choc obligataire ?
Vincent Bezault : Certains nous annonçaient un krach obligataire en Europe, pourtant le marché tient. Peut-être artificiellement, mais il tient. Par exemple, l’OAT à 10 ans, qui était montée à 3,50 %, est redescendue à 3,15 %. L’écart avec le Bund allemand a aussi diminué, passant de 85 à 76 points de base. Pourtant, la situation économique en Allemagne et en France est préoccupante. Comment expliquer ce calme relatif ?
Marc Touati : C’est vrai que les marchés sont très volatils, mais monter à 3,50 %, c’était déjà un mini-krach obligataire. On vient de très bas, donc la hausse a été brutale. Là, on observe une respiration. L’inflation semble sous contrôle, et la BCE joue un rôle stabilisateur. Mais on ne regarde pas la réalité économique en face. La France est le pays avec le plus gros déficit public de la zone euro : 6,3 % du PIB au troisième trimestre selon Eurostat. L’Italie, souvent critiquée, est à 3,5 % et baisse ses impôts de 30 milliards d’euros en 2025.
Vincent Bezault : Est-ce qu’on fait confiance à la France ou à la BCE pour maintenir cette stabilité ?
Marc Touati : La BCE soutient les taux, mais attention. Les agences de notation et la Commission européenne ont souvent sous-estimé les crises. Elles donnaient des satisfecit à la Grèce avant la crise de la dette. Aujourd’hui, on nous annonce une croissance de 0,9 % en 2025 et un déficit public à 5,4 %. Comment passe-t-on de 6,2 % à 5,4 % avec une croissance plus faible ? Cela n’a aucun sens.
En 2023, on nous promettait 5 % de déficit, j’avais annoncé 6 %. Finalement, on a eu 100 milliards d’euros d’écart entre les prévisions et la réalité. On nous prend pour des… (je ne dirai pas le mot), mais c’est du pur bricolage budgétaire.
Vincent Bezault : Pourtant, malgré ces chiffres, le marché tient. Est-ce parce que les agences de notation savent que la BCE est derrière ?
Marc Touati : Oui, mais cela peut changer. Il y a trois catalyseurs possibles :
Une dégradation de la note de la France. Passer de AA à A ferait fuir certains investisseurs institutionnels qui ne peuvent acheter que du AA et AAA. L’État devra alors emprunter à des taux plus élevés.
Une remontée de l’inflation, liée à la hausse du dollar et aux importations plus coûteuses. Une inflation persistante empêcherait la BCE de baisser les taux, ce qui ferait grimper les taux d’emprunt des États fragiles comme la France.
Les élections allemandes. L’Allemagne n’est pas favorable aux rachats de dettes par la BCE. Une nouvelle coalition pourrait bloquer ce mécanisme de soutien.
Vincent Bezault : Cette dépendance à la dette est-elle soutenable ?
Marc Touati : Depuis 2019, la dette publique a augmenté de 915 milliards d’euros, alors que le PIB en valeur n’a progressé que de 470 milliards. Cela signifie qu’il manque 445 milliards d’euros pour équilibrer les comptes. Ce n’est pas sérieux.
On nous dit encore aujourd’hui que la dette publique « ne coûte rien ». C’est irresponsable. En 2024, les charges d’intérêts atteignent 75 milliards d’euros par an. Sur cinq ans, cela représente 300 milliards d’euros partis en fumée, uniquement pour payer les intérêts. Cet argent aurait pu être utilisé pour investir dans les infrastructures, la santé, l’éducation…
Vincent Bezault : Certains croient encore en un rebond économique de l’Europe, notamment grâce au plan Draghi de 800 milliards d’euros. Pensez-vous que cela suffira ?
Marc Touati : Déjà, ce plan serait plutôt de 800 milliards par an. Mais la question est : comment on finance ça ? Encore de la dette ? Qui va prêter ? Ou pire, utiliser l’épargne privée ?
C’est très inquiétant, car l’épargne appartient aux ménages et aux entreprises, alors que la dette est publique. On ne peut pas utiliser l’un pour financer l’autre. C’est un mélange extrêmement dangereux.
Vincent Bezault : Pourtant, les États-Unis ont aussi une dette colossale, mais leur économie se porte mieux.
Marc Touati : Oui, mais leur PIB a augmenté de 110 % en 20 ans, contre seulement 55 % pour l’Europe. Ils ont une croissance bien plus forte, donc leur endettement est plus soutenable.
Vincent Bezault : Et la productivité joue aussi un rôle…
Marc Touati : Exactement. Dans les années 80, la France était devant les États-Unis en PIB par habitant. On était 11ᵉ mondial, eux 12ᵉ. Aujourd’hui, nous sommes 24ᵉ, eux 5ᵉ. On s’appauvrit et on continue de donner des leçons.
Vincent Bezault : Dans ce contexte, où faut-il investir ?
Marc Touati : Il faut privilégier les actifs en dollars et en francs suisses, ainsi qu’un peu d’or. La situation économique française est fragile, et le risque augmente.
Même l’immobilier continue de baisser. En 2024, pour la première fois, le taux de natalité est quasi égal au taux de mortalité. Cela signifie moins de croissance, moins d’épargne disponible et une pression croissante sur le financement des retraites.
Vincent Bezault : Quel est votre pronostic pour les mois à venir ?
Marc Touati : La France est sur un volcan. On met une dalle de béton par-dessus en se disant que tout va bien. Mais en dessous, ça bout. Et quand ça explosera, ce sera violent.
Le problème, c’est que rien ne change. L’État augmente toujours les impôts, ne réduit pas ses dépenses et refuse de voir la réalité en face. Les entreprises souffrent, les faillites explosent, et la pression fiscale continue de monter.
On entend dire que l’épargne des Français pourrait être utilisée pour financer la dette publique. C’est extrêmement dangereux. L’épargne est privée, la dette est publique. Mélanger les deux serait une grave erreur.
Le recours systématique à la dette est une impasse. En 2025, si la tendance ne s’inverse pas, la crise obligataire que l’on redoute pourrait bien se matérialiser.
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